En 1975, Pier Paolo Pasolini pleurait la disparition des lucioles. Ces petites lumières, symboles fragiles de la résistance et du contre-pouvoir, s’éteignaient face à l’implacable lumière des projecteurs du pouvoir, une lumière brutale, froide et uniformisante, qui ne laissait aucun espace aux éclats discrets, à l’errance, ni à la pluralité.

Aujourd’hui, alors que les villes se déploient en réseaux rigides et standardisés, laissant dans l’ombre celles et ceux qui ne se conforment pas aux normes dominantes, les lucioles trouvent une nouvelle existence. Dans les failles de l’urbanisme contemporain, elles reviennent, non pas comme des vestiges d’un monde révolu, mais comme des balises de résistance, porteuses d’un espoir ténu mais persistant.

Les Lucioles se situent à la croisée de cette réflexion pasolinienne et des enjeux urbains contemporains, en particulier autour de la question de la sécurité des femmes et des corps vulnérables dans l’espace public. Dans une société où l’éclairage est pensé comme une solution rationnelle et technologique, mais rarement comme un outil sensible ou inclusif, les Lucioles proposent une présence différente. Une lumière qui n’impose pas sa domination, mais qui accompagne, rassure, et invite à réinventer notre rapport aux espaces partagés.

L’absence d’un éclairage adapté affecte de manière disproportionnée les femmes et les minorités de genre, amplifiant leur sentiment d’insécurité et restreignant leur accès à certaines zones de passage. Cette question est solidement documentée par des recherches en urbanisme et en sociologie, qui montrent à quel point la conception actuelle des villes reflète des biais genrés, rendant les environnements urbains inhospitaliers pour une grande partie de la population.

Selon une étude menée par le Collectif Place, une organisation dédiée à l’égalité dans l’espace urbain, 62 % des femmes en France déclarent éviter certains endroits en raison de leur mauvaise visibilité la nuit, contre seulement 25 % des hommes. Ce chiffre trouve un écho dans une enquête de Plan International UK (2018), qui révèle que 66 % des jeunes femmes à Londres se sentent en danger dans les rues sombres et mal éclairées. L’étude pointe également que le manque d’éclairage est l’un des premiers facteurs qui dissuadent les femmes de se déplacer librement dans les espaces publics après la tombée de la nuit.

Les travaux de Leslie Kern, dans son ouvrage The Feminist City (2020), soulignent également comment l’urbanisme a historiquement été pensé pour les hommes : les infrastructures privilégient les trajets domicile-travail, considérés comme linéaires, tandis que les déplacements plus complexes des femmes (courses, accompagnement des enfants, soins) sont négligés.

En France, une étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) a montré que 39 % des agressions sexuelles enregistrées en milieu urbain se produisent dans des lieux faiblement éclairés ou isolés. Le manque d’éclairage agit comme un multiplicateur de risque : il réduit la visibilité, complique les interactions avec d’autres passants et crée des "territoires d’ombre" où la menace perçue devient un facteur structurant des déplacements.

. Ainsi, l’ombre n’est pas neutre : elle est profondément marquée par des inégalités structurelles, renforçant les barrières entre les genres et limitant les droits de certaines populations à circuler librement.

Les villes nordiques, en particulier Copenhague et Stockholm, ont cherché à répondre à ces enjeux. Une étude de Gehl Architects à partir des 12 critères développés par Jana Gehl professeur émérite en aménagement urbain à l’école d’Architecture de l’Académie royale danoise, publiée en 2016, montre qu’un éclairage bien pensé peut réduire de 35 % la perception de l’insécurité dans les espaces publics, notamment parmi les femmes. Ces efforts se basent sur des principes comme l’éclairage à hauteur d’homme, des LED dynamiques et des "zones tampons" où la lumière varie en fonction du contexte, favorisant une appropriation collective de l’espace.

En somme, l’ombre, ou plutôt son traitement défaillant, est un reflet des déséquilibres structurels qui façonnent nos villes. Là où l’urbanisme dominant échoue à garantir une sécurité égale, des interventions symboliques comme les Lucioles peuvent redonner de la visibilité, au sens propre comme au figuré ,à ceux que l’obscurité marginalise.

À l’image des lucioles de Pasolini, les installations des Lucioles incarnent la persistance de ce qui résiste. Montées sur des "pattes, délibérément asymétriques et mouvantes, elles évoquent la marche hésitante mais déterminée des corps dans des espaces souvent hostiles. Chaque sculpture, unique dans sa taille et son inclinaison, interagit avec son environnement en activant une lumière douce au passage des passant.e.s.

Contrairement à l’éclairage urbain traditionnel, pensé pour être omniprésent et uniforme, les Lucioles proposent une approche différente : elles n’imposent pas leur lumière, mais l’offrent au gré des mouvements. Cette interaction transforme l’espace en un lieu de dialogue entre l’objet, l’usager et l’obscurité elle-même. Chaque passage devient un moment d’accompagnement, où la lumière fragile des Lucioles guide sans dominer, donne à voir sans aveugler.

Les matériaux choisis renforcent cette idée de fragilité résiliente. Le papier photoluminescent, activé par des rails LED, incarne une lumière presque vacillante, mais d’autant plus précieuse dans l’obscurité. Ce jeu volontaire avec la précarité lumineuse invite à réfléchir à l’échec des systèmes d’éclairage actuels, souvent incapables de couvrir uniformément l’espace public.

Au-delà de leur fonction symbolique et esthétique, les Lucioles portent une dimension mémorielle. Ces balises lumineuses, légères mais persistantes, inscrivent dans l’espace la trace de celles et ceux qui y sont passés avant nous. Chaque éclat rappelle que nous ne sommes pas seuls : d’autres ont marché ici, affrontant les mêmes peurs, traçant des chemins invisibles mais nécessaires dans une ville qui, parfois, les ignore.

Dans ce sens, les Lucioles rejoignent les théories d’Henri Lefebvre sur la production de l’espace : elles réinventent le lieu comme un espace vécu, où la mémoire collective et la solidarité deviennent des outils de résistance face à l’indifférence de l’urbanisme dominant. En créant un réseau de présences lumineuses, elles donnent à voir une ville partagée, où chaque lumière est un message adressé aux autres, une invitation à marcher, à habiter, à rêver ensemble.

Là où Pasolini pleurait la disparition des lucioles, ce projet cherche à les faire renaître. Les Lucioles ne prétendent pas résoudre à elles seules les problèmes d’un urbanisme genré, mais elles offrent un geste, un symbole, une expérience : celle d’une ville où l’éclairage devient un outil de justice spatiale, où la lumière, même fragile, peut transformer.

Une série d’ateliers et rencontres organisés à Chevilly-Larue ont permis aux habitants d’explorer leur rapport à la ville, à ses espaces publics, à ses lieux évités, contournés, imaginés. Ces rencontres, pensées comme des cercles de partage et de création prirent place auprès de différents publics et autour de différentes questions.

À la Maison des Arts Plastiques Rosa Bonheur, les participants ont été invités à réfléchir à leur relation à l’espace urbain à travers un exercice de cartographie émotionnelle. Loin de chercher à reproduire fidèlement des plans, ils ont laissé émerger des impressions : une ville rêvée où l’on se sent bien, en sécurité, et des lieux marqués par la menace, l’inconfort ou la peur. Ces cartes, construites sur une même feuille, révélaient l’ambiguïté de ces espaces : les frontières floues entre ce qui rassure et ce qui inquiète, entre souvenir et imagination, entre lumière et ombre.

Cet exercice n’était pas uniquement graphique ; il invitait les participants à creuser leurs sensations et leur mémoire. Quels lieux génèrent une impression de bien-être ? Quels souvenirs les relient à un sentiment d’insécurité ? La superposition des espaces idéaux et menaçants mettait également en lumière une problématique essentielle : celle des frontières invisibles. Ces frontières, souvent imperceptibles, matérialisent une fracture entre des espaces vécus différemment par chacun, en fonction de son genre, de son âge ou de ses expériences personnelles. Ce qui semble rassurant pour un individu peut être perçu comme oppressant ou inaccessible pour un autre. Les participants ont ainsi interrogé ces seuils, ces lignes invisibles qui séparent l’idéal du dangereux, non comme des limites fixes, mais comme des zones d’interaction.

Les enfants de la ville, quant à eux, ont pris part à cette exploration à travers une approche différente : celle de l’observation active de leurs espaces urbains traversés. Leurs regards, avaient pour mission d’y retrouver les indices, les fragments, les traces. Ces éléments – feuilles, pierres, fragments de quotidien – devenaient des témoins de leurs trajets familiers. Sensibilisés au potentiel créateur et révélateur de la lumière, ils furent amenés à composer des cyanotypes avec ce matériel récolté. En composant ces cyanotypes à partir de ce qu’ils avaient collecté, ils ont appris à fixer des ombres, à rendre visibles des formes dissimulées. La lumière, dans ce processus, jouait un rôle de révélateur : ce qui semblait insignifiant devenait central.

Avec les femmes de FLEU, le travail prenait une autre direction, mais toujours dans ce jeu entre lumière et ombre. L’atelier tournait autour du mot "seuil" : celui d’une porte, d’un espace, ou d’un moment de bascule. Où commence l’espace public ? Où finit l’intime ? Ces questions, simples en apparence, touchaient des récits profonds. Chaque femme évoquait un premier seuil : celui d’une maison quittée, d’une frontière traversée, ou d’une ville inconnue apprivoisée à force de marcher. Ces seuils étaient des points de passage entre des mondes : entre le familier et l’étranger, la sécurité et l’incertitude. Là encore, les lucioles s’imposaient comme une métaphore : des lumières fragiles mais persistantes, capables de guider un pas hésitant, de rendre tangible ce qui semblait inatteignable.

Visibles tout au long de ce livre, ces créations multiples furent fusionnées et assemblées à ce récit visuel oscillant entre utopie d’espaces aux horizons rêvés à des impasses urbaines évitées. Ces ateliers ne se limitaient pas à des discussions ou des productions artistiques ; ils cherchaient à faire apparaître ce qui, dans la ville, demeure invisible ou inaudible. Les cartes, les cyanotypes, les récits de seuils formaient une sorte de cartographie lumineuse : une manière de rendre compte des zones oubliées, marginalisées, mais aussi des résistances qui s’y jouent. Dans l’obscurité des espaces urbains, ces gestes rappelaient que la lumière n’est pas seulement une question d’infrastructure, mais un outil poétique et politique, capable de redonner de la place à ce qui a été effacé.

Les Lucioles, au cœur de ce projet, ne sont pas de simples symboles. Elles sont une méthode : celle d’éclairer sans uniformiser, de révéler sans écraser, de se poser comme des balises discrètes mais essentielles. Dans les cyanotypes des enfants, comme dans les récits des femmes, elles apparaissent sous des formes différentes: un éclat de lumière pour fixer une mémoire, une trace lumineuse pour signaler un chemin, une présence pour affirmer que l’espace public peut être à nouveau investi, réinventé.

En fin de compte, ces ateliers posent une question cruciale : que nous apprend la lumière sur ce que nous avons perdu, sur ce que nous pouvons regagner ? À Chevilly-Larue, les participants ont répondu par leurs propres gestes et récits. Ils ont rappelé que la ville, loin d’être figée, peut devenir un espace de résistances discrètes, de lumières ténues mais persistantes.

Using Format